Avec ses 140 millions de tonnes transitant chaque année, Hambourg est le premier port d’Allemagne et le troisième port européen. Au-delà de cette compétition chiffrée que se livrent les grands ports marchands, Hambourg est d’abord et surtout une ville portuaire qui vit pour son port et autour de son port. Depuis les quais bondés qui relient Altona à Hambourg, des dizaines de vedettes proposent aux touristes une visite du port ou de la vieille ville, dans un impressionnant ballet coloré, et l’on est surpris de l’enthousiasme que suscitent ces balades fluviales entre docks flottants et porte-conteneurs. Des bateaux-taxis traversent l’Elbe et vont chercher des employés et des étudiants au fond des bassins et des bras morts qui irradient ses faubourgs. Le port est adossé à la ville, et ses portiques rutilants sont les sentinelles de la cité hanséatique.
Les badauds qui déambulent sur les quais admirent la coque verte du trois mats-barque Rickmer Rickmers, transformé en musée, et celle blanche du très beau Cap San Diego, un navire polytherme des années 60 qui se présente comme un musée encore apte à prendre la mer. Si cette promenade est distrayante et un peu dépaysante pour les nombreux touristes qui remonteront ensuite vers le légendaire quartier de Sankt-Pauli et sa célèbre Reeperbahn, également inscrite au patrimoine des gens de mer, les véritables amateurs de la chose maritime se dirigeront vers la « Speicherstadt » (littéralement, « la ville-entrepôt ») et entreront dans le Musée Maritime International pour y passer une journée en immersion profonde.
L’histoire de ce musée hors-norme commence avec la passion d’un homme, Peter Tamm, qu’un modèle réduit reçu en cadeau à l’âge de 6 ans (en 1934) transforma encollectionneur pathologique. Longtemps directeur des éditions Axel Springer, notre amateur éclairé eût les moyens de sa passion, accumulant peintures, maquettes et objets maritimes jusqu’à devoir quitter une maison trop étroite et acquérir en 1980 un hôtel dédié à ses collections, hôtel que visitaient chaque année sur demande 30.000 personnes. La réputation de cette collection unique finit par convaincre la ville de Hambourg de l’accueillir dans un magnifique entrepôt portuaire, restauré à cet effet, et qui, ainsi transformé en musée, ouvrit ses portes en 2008. Le cadre et son contenu ont depuis convaincu de nouveaux donateurs d’abonder au fond du musée, les armateurs et les chantiers se séparant en toute confiance de maquettes et les collectionneurs plus modestes contribuant à enrichir ce capital maritime.
Le bâtiment lui-même ne pouvait pas être mieux choisi pour évoquer les navires, les marins et les ports : flanqué des deux côtés par l’eau des canaux, cet entrepôt fut construit en 1878 au cœur de la zone franche du port et sa restauration a laissé à ce magnifique édifice néo-gothique en briques rouges sa structure interne, faite d’épontilles en bois et en acier contre lesquelles s’entassaient jadis les sacs de grains en partance et les ballots de coton fraichement débarqués.
Chacun des neuf étages (ou « decks ») du musée est dédié à un thème ; le visiteur qui hésiterait face aux 50.000 maquettes et aux 4000 tableaux, sans compter les outils, les instruments de navigation ou les uniformes (100.000 objets), peut choisir ses sujets de prédilection.
Avant de décrire les niveaux qui m’ont retenu, je précise pour les pères de famille que j’ai visité le Musée Maritime International avec mon épouse et ma fille cadette (13 ans), et qu’elles y ont pris un plaisir et un intérêt indifférents à mon propre passé maritime tant le concept les a séduit, qui permet une véritable découverte d’un monde souvent réservé aux gens de métier et aux passionnés. J’ai apprécié la sobriété et la clarté des explications qui ne prennent pas les jeunes visiteurs pour des attardés mentaux tout juste capables de déchiffrer des bandes dessinées. C’est ainsi que le Deck 1, consacré aux instruments de navigation et de communication, permet de découvrir intelligemment compas, octants, quadrants et sextants, et de retrouver, entre autres, le gonio dont le sifflement nous est resté dans les oreilles, le Decca avec ses cartes hachurées de magenta et les premiers radars dont le cache caoutchouté nous marquait au visage. Si la précision et la relative exactitude des globes et des cartes maritimes des siècles passés continuent de m’impressionner, je délivre deux mentions spéciales : la première pour une plaque de cuivre, matrice d’une carte marine telle qu’elle fut utilisée jusqu’à la fin du 20e siècle, et pour les photos qui l’accompagnent sur lesquelles figure le graveur armé d’une loupe et d’un stylet ( !), et la seconde pour une carte polynésienne de navigation astronomique : les îles et les étoiles y sont représentées par des coquillages et les alignements qui permettent de trouver les premières grâce aux secondes par des tiges de bambous. La notice précise qu’il était interdit d’emporter cette carte à bord des frêles embarcations, et que sa géométrie devait donc être apprise par cœur. GPS, inclinez-vous !
Le musée dispose au Deck 1 d’un simulateur de navigation de très bon niveau qui permet de prendre la barre d’un porte-conteneur, le « Tokyo Express » pour entrer dans les ports de Hambourg, Rotterdam ou Singapour (uniquement les mardis, mercredi et dimanche).
Le Deck 2 est celui de la marine à voile de tous les âges et de tous les pays. Maquettes, gravures et reconstitutions évoquent les Vikings, les explorateurs océaniques, les pirates et les cap-horniers, sans oublier le sinistre commerce triangulaire dont les navires partaient avec de la pacotille, chargeaient le bois d’ébène et revenaient avec du sucre de canne et du coton. Je me suis arrêté devant un film du début du 20e siècle qui montrait des cadets montant à l’assaut des mats pour carguer les voiles par gros temps, et mon cœur a de nouveau balancé entre admiration et effroi.
Le Deck 3 fera vibrer ingénieurs et mécaniciens qui y trouveront les incontournables outils de charpente naval, mais aussi, et surtout, de très belles maquettes de machines dont les noms ont peuplé nos livres de cours, depuis la machine de Rudolf Diesel jusqu’à la turbine à gaz Bristol-Proteus en passant par la machine à vapeur du Titanic (2 fois 4 cylindres à triple expansion) et un moteur lent Wärtsila-Sulzer.
Deck 5 et Deck 6 se ressemblent par la profusion de maquettes qu’ils offrent, mais celles du premier sont uniformément grises quand le second les préfère ventrues. Les navires de guerre (Deck 5) ont toujours attiré les maquettistes de talent qui doivent rivaliser dans les détails d’armement, mais mes suffrages sont allés aux superbes reproductions de cargos, paquebots, pétroliers de toutes générations et porte-conteneurs (Deck 6). Nul doute que des armements se seront défaits des maquettes qui ornaient leurs halls d’accueil au profit de ce musée si prolifique en la matière. Même en prenant son temps, l’œil ne peut pas tout capter, et il faut se laisser guider par ses goûts, son histoire et ses intuitions. Le regard embrasse cependant les grandes évolutions de taille et d’esthétique. Le château avant des pétroliers que les gens du pont connaissaient bien dans les années 70, disparait pour renaître sur les gigantesques porte-conteneurs qui voudraient bien apercevoir le bout de leur nez par-dessus leurs montagnes de boîtes empilées. Les somptueux salons des transatlantiques, navires qui joignaient l’utile à l’agréable dans un climat de luxe et de bon goût, laissent la place aux services de restaurations et à l’offre de loisirs des navires de croisières modernes. Notre pavillon est honoré, avec un très beau plan mural du France de la première époque, orné des armoiries de la Cie Générale Transatlantique. Le sauvetage en mer n’est pas oublié, avec l’exposition du matériel embarqué à bord et quelques beaux hommages aux héros anonymes.
Nous sommes en Allemagne. Le musée évoque en plusieurs panneaux un drame de la mer en général inconnu des français et de leurs livres d’histoire : alors qu’il évacuait 10.000 civils de Gdynia, qui fuyaient l’avancée terrifiante de l’armée rouge, le paquebot Wilhelm Gustloff fut torpillé et coulé par le sous-marin soviétique S-13 le 30 janvier 1945. 9000 réfugiés périrent dans l’eau glacée de la Baltique. Le commentaire précise que ce naufrage ne fut jamais considéré comme un crime de guerre, car le Wilhelm Gustloff appartenait à la Kriegsmarine, en tant que … navire-hôpital.
Le Deck 9, enfin, présente une collection unique au monde : des dizaines de milliers de minuscules maquettes en acier moulé, parfaitement représentatives de tous les navires ayant existé dans la première moitié du 20e siècle, à l’échelle 1 :1250. Ne calculez pas, je vous donne la solution : un cargo peint avec de nombreux détails mesure 5 cm ! Si ces modèles vraiment réduits furent d’abord des jouets distribués à nos grands-pères quand ils étaient enfants, leurs fabricants, Wiking, Basset-Lowke ou Pilot, ont été rapidement sollicités pour fournir le matériel d’entraînement pour les pilotes de bombardiers et les tacticiens militaires. Les premiers apprenaient à identifier les silhouettes des navires amis ou ennemis (une erreur est si vite arrivée !) en regardant de leur hauteur d’homme ces jouets posés au sol, ce qui correspondait à la vision qu’ils en auraient à 2000 mètres d’altitude. Les seconds n’ont sans doute jamais perdu leur âme d’enfant en poussant leurs navires sur des grandes cartes afin d’imaginer et d’enseigner les stratégies navales. L’étendue des vitrines qui rassemblent ces minuscules cargos et ces petits bateaux gris, donne le vertige quand on pense à la patience du collectionneur qui a traqué ces innombrables exemplaires, tous différents.
Le patrimoine maritime et portuaire de Hambourg mérite votre visite. Je connais peu de villes où la collusion de la cité et de son port soit si forte. La continuité n’est jamais rompue depuis les anciens entrepôts situés au cœur de la ville jusqu’aux nouveaux quais de conteneurs, en passant par les quais des vedettes, les musées et les docks flottants et les villas d’armateur. Laissez votre voiture de l’autre côté de l’Elbe, traversez le fleuve en empruntant l’étonnant tunnel piéton entièrement carrelé (500m sans un tag !) et ses ascenseurs du début 20e, puis déambulez à pied et en vedette.
Article paru dans Jeune Marine en 2020.