Si le bosco vous demande d’aller quérir un babouin, ne vous adressez pas au zoo pour espérer revenir avec un singe au cul rouge, mais dépêchez-vous d’aller sous le gaillard d’avant pour en rapporter une « petite élingue servant à en réunir plusieurs » (Dictionnaire culturel de la mer et de la marine).
Embarquant sur un vieux gréement, vous saviez que la pantoire est une manœuvre dormante capelée sur les bas mâts. Mais pour donner des ordres, il vous faudra être plus précis, car le dictionnaire du capitaine Paasch dénombre plus de trente pantoires et distingue, par exemple, la pantoire de bras de grand hunier fixe de la pantoire de bras de grand hunier volante. Le même capitaine Paasch vous aidera à transmettre votre consigne à votre matelot allemand en précisant à la page 301 qu’il faut dire « Gross-Untermarsbrassenschenkel », alors qu’un Anglais aurait compris si vous lui parliez de la « lower-main-topsail-brace-pendant ».

Si chaque métier, chaque corporation a son propre langage qui permet de désigner précisément et souvent de manière imagée, les outils et les gestes particuliers à son exercice, les marins ont poussé très loin ce particularisme du vocabulaire jusqu’à créer une langue à part, incompréhensible pour le malheureux terrien ou pour le jeune mousse précipité sur le pont d’un navire, serait-il moderne. Ce dialecte des mers est aussi vieux que les navires et s’expliquait jadis par la complexité des gréements qu’il fallait manœuvrer et par la rapidité avec laquelle il fallait réagir dans le vacarme du vent, remplacé aujourd’hui par celui des moteurs. Un certain nombre de termes marins, tel « varangue », nous arrivent de Scandinavie, un leg dû aux Vikings qui échouèrent leurs snaekkars sur les côtes normandes.
La complicité entre hommes partageant sur le pont des navires la même vie et les mêmes tourments, et regardant d’un air un peu condescendant les terriens traîner leur embarras sur le quai, a entraîné l’adoption d’un langage que seuls les initiés comprennent. Déchiffrer cette langue, c’est rentrer dans le cercle privilégié de ceux qui savent se déplacer sur un plancher mouvant.
À l’époque, souvent imprécise, de l’intelligence artificielle qui n’est qu’une gigantesque encyclopédie invérifiée et donc peu fiable, l’immersion dans un dictionnaire de papier est un grand moment de plaisir bibliophile, non dénué de poésie. Les termes anciens, chargés d’histoire et fleurant bon le goudron et la poix, voisinent avec des mots évoquant une tradition, tel le macaoui, nom donné au sillage du bateau, ce serpent qui lui sera fidèlement attaché jusqu’à son dernier échouage et qu’il convient de faire couper trois fois par un autre bateau (au ras du tableau arrière, bien sûr) en cas de changement de nom du premier.
Quand je plonge dans un dictionnaire maritime, un outil indispensable pour écrire des articles ou rédiger des récits de mer, je suis impressionné par le travail qu’une telle somme exige.

En 1901, le capitaine H.Paasch fait paraître son dictionnaire intitulé en français « De la quille à la pomme de mât », un ouvrage d’un millier de pages dont une centaine de planches superbes montrant des éclatés de machines à vapeur et de treuils et décrivant des gréements de toutes sortes. La première édition est trilingue : anglais – français – allemand. C’est celle que je possède. Mais il en existe une seconde qui rajoute aux trois premières langues l’italien et l’espagnol. À l’époque où seuls le courrier et le télégraphe permettaient d’échanger des informations avec des correspondants, avoir rédigé un tel ouvrage est une prouesse.
Il manquait dans le « Paasch » le néerlandais, autre langue de marin. Un capitaine au long cours et officier d’académie, Liévin Groenen, a comblé ce manque en éditant à la même époque son Encyclopédie illustrée de la Marine en trois langues : anglais, français et néerlandais. Les planches pour mécaniciens y sont tout aussi belles et précises.
D’autres dictionnaires ont été publiés au vingtième siècle, puis sont apparues les versions numériques dont certaines sont pratiques et sérieuses, mais ne se feuillettent plus. Elles répondent à un besoin de manière rationnelle en affichant le mot concerné, mais on ne vadrouille plus au fil des pages pour « bordeyer », autrement dit pour louvoyer de mot en mot.

Pour notre plus grand plaisir, Pascal-Raphael Ambrogi a opéré en 2024 un magistral retour au papier avec son fantastique Dictionnaire culturel de la mer et de la marine (Éditions Honoré Champion) qui est devenu mon livre de chevet, comme la bible l’est pour un abbé. Comme le dit l’amiral Pierre Vandier dans sa préface, « on est marin le jour où on a saisi ce que signifie affourcher ou déraper », et pour celui qui aurait un doute, mieux vaut se plonger dans un tel dictionnaire. Ici aussi, les mille pages sont d’une érudition impressionnante, autant par les recherches que certaines définitions ont dû exiger que par l’insertion de nombreux noms propres racontant l’histoire de la marine. À chaque fois que je l’ouvre, et je l’ouvre souvent, je suis frappé par le labeur forcené que cette rédaction a exigé : je saisis ce que signifiait jadis un travail de bénédictin, celui d’un moine penché pendant des jours et des nuits sur des feuillets noircis d’encre.
Le dictionnaire de Pascal-Raphael Ambrogi est désormais une référence. Si vous brûlez de savoir ce veut dire « butrouer » (que le correcteur inculte de Word ignore évidemment) ou si vous vous demandez ce que pouvait bien faire un gogotier à bord d’un chalutier, alors, procurez vous d’urgence l’excellent Dictionnaire culturel de la mer et de la marine.
PS : le gogotier est le marin qui surveille l’extraction de l’huile des foies de morue et qui en retire le … gogo !
